par Patrick Petit dans « La revue lacanienne » 13 juillet 1993
https://www.cairn.info/revue-la-revue-lacanienne-2010-3-page-171.htm
Les travaux ne manquent pas à l’heure actuelle, qui nous rappellent quelles ont été les conditions de production des concepts de « toxicomane », de « toxicomanie » dans la seconde moitié du siècle dernier. Y apparaît à l’évidence l’arbitraire juridique qui a présidé à la naissance de ces concepts et, subséquemment, l’espèce de forçage, de complète aberration que peut représenter, en particulier aux yeux d’un clinicien, le regroupement qu’on a effectué alors de certaines – certaines seulement – conduites d’intoxication volontaire sous le terme générique de « toxicomanies ». Ce regroupement est ainsi fait que, à n’en pas douter, ont dû le commander avant tout à l’époque certains impératifs policiers : le souci de préserver, au mépris de la clinique, un ordre politique, économique et social donné. La preuve en est grammaticale à l’occasion : si l’on a très tôt renoncé à terminer en « isme » les toxicomanies aux drogues illicites (on ne dit plus « cocaïnisme » en effet, ou « morphinisme », mais « cocaïnomanie », « morphinomanie »), on continue de parler d’alcoolisme ou bien de tabagisme...
En grande partie inspiré par ces travaux épistémologiques, le débat clinique actuel en matière de drogues et de toxicomanie se veut avant tout critique, et d’une critique plus déconstructive qu’autre chose.
On y fait valoir que, n’était cette opération arbitraire justement que dénoncent ces travaux, il n’y aurait peut-être même pas lieu de parler de toxicomanie. L’usage de drogues participant de tableaux cliniques les plus divers et variés, argue-t-on, à ranger sous les rubriques aussi bien de la névrose ou de la psychose que de la perversion, il ne saurait s’agir que d’une sorte de symptôme. Comme tout symptôme, en tout cas au sens psychanalytique du terme, celui-ci serait à lire au regard de la structure psychopathologique qui le lie et l’ordonne, et non comme constituant une entité autonome. Le toxicomane (ou la toxicomanie), en conclut-on, n’existe pas, mais seulement des sujets qui font usage de drogues...
On ne voit pas pourquoi, sous prétexte que la toxicomanie ne représenterait en aucun cas une entité autonome, il faudrait en déduire qu’elle n’existe pas. Dans le commentaire qu’il nous donne de son analyse du petit Hans, Freud est conduit à formuler, à propos de la phobie – névrose par excellence de l’enfance, ainsi qu’il le souligne –, une remarque identique : « La place à assigner aux phobies dans la classification générale des névroses n’a jamais été jusqu’à présent bien déterminée, dit- il. Il semble certain qu’on ne peut voir en elles que des syndromes pouvant affecter des névroses très diverses et qu’on n’a pas à les ranger au nombre des entités morbides indépendantes. » Allons-nous en conclure maintenant que la phobie n’existe pas ? Les tenants de pratiques dites de déconditionnement s’efforcent depuis des années d’en convaincre leurs patients ; pour autant que nous puissions en juger, ils ne sont jamais parvenus chez eux qu’à déplacer le problème. Non seulement la phobie continue d’exister après cette remarque de Freud, mais ce n’est pas son défaut d’autonomie qui a empêché celui-ci d’en donner une description structurale on ne peut plus précise. N’est- il pas permis d’espérer la même chose à propos de la toxicomanie ?
Nous laisserons de côté la question de savoir si ce que, faute d’un terme qui serait plus approprié, nous continuerons d’appeler ici une toxicomanie, constitue effectivement ce que nous présentent de telles thèses : un symptôme, autrement dit – ce en quoi consiste un symptôme au sens de la psychanalyse –, une formation de l’inconscient. Une toxicomanie est-elle comparable à un lapsus, à un acte manqué, à un rêve ou à une phobie ? Ce dont il s’agit est-il à mettre sur un même plan qu’une forme de conversion hystérique, par exemple ? La drogue n’intervient-elle pas plutôt, chez le toxicomane, au regard de son échec à se confectionner un symptôme de cet ordre, et donc comme participant d’une formation de prothèse, ainsi qu’on a pu le suggérer ? Comme « addiction », une toxicomanie n’est-elle pas plus exactement à ranger parmi ce qu’on pourrait appeler, en reprenant le concept mis en circulation par J. David Nasio, les formations de l’objet a ? Une chose est sûre : ne serait-ce que pour pouvoir avancer dans ce type de questions, encore faudrait-il commencer par ne pas tout confondre. La toxicomanie a fait l’objet de définitions qui sont ce qu’elles sont : pour la plupart, c’est vrai, inutilisables comme telles dans le champ de la clinique. Est-il pour autant permis d’affirmer, ainsi que le fait A. Delrieu pour les besoins de sa thèse (L’inconsistance de la toxicomanie), que ce que l’on nomme ainsi d’ordinaire recouvre « des pratiques multiformes, solitaires ou collectives, rituelles, initiatiques, ludiques ou symptomatiques » ? Jamais personne a-t-il sérieusement songé à désigner comme toxicomane le chamane du Nouveau-Mexique qui utilise des champignons hallucinogènes, comme nous le téléphone, ou encore – usage rituel oblige –, le prêtre catholique qui « écluse » un calice de sang christique à chaque nouvel office ?
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