La rencontre soignant-soigné addicté : entre rejet (expulsion) et attraction (absorption)

Nathalie Petit
De Boeck Supérieur | « Psychotropes »
2016/1 Vol. 22 | pages 9 à 30

https://www.cairn.info/revue-psychotropes-2016-1-page-9.htm

Résumé : Pourquoi la rencontre avec un patient addicté semble-t-elle ne pas être une rencontre comme les autres, une rencontre qui rejette, qui éjecte, qui absorbe, qui attrape ? Les écueils que nous rencontrons dans la relation soignant-soigné addicté sont fonction de la place qu’occupent les patients et l’objet-drogue dans l’économie psychique des soignants. Cette place semble corrélée à la représentation que nous avons de l’objet-drogue (pharmakon, poison-remède) et de sa fonction. Les soignants hospitaliers « non spécialistes » sont identifiés à l’objet-drogue manquant et identifient les patients à l’objet-drogue poison, expulsant ainsi un objet destructeur qui attaque de front le soin. Les soignants en addictologie s’identifient et sont identifiés à l’objet-drogue remède, se substituant, remplissant, apaisant les tensions, se laissant ainsi absorber. Étudiant et interrogeant ces deux mouvements identificatoires, rendant consciente la place qu’occupent le patient et l’objet-drogue dans l’économie psychique d’une équipe soignante, nous pouvons tenter d’assouplir certaines représentations et d’ainsi améliorer l’accompagnement et le traitement psychique de ces sujets en souffrance.


La relation soignant-soigné en santé mentale est une relation particulière, singulière, entre-deux, de l’entre-deux, relation productrice, qui mobilise, éveille, réveille et dont l’empreinte interroge chaque fois.
La relation soignant-soigné addicté, celle de notre objet d’étude, nous interroge dans sa singularité puisqu’elle nous demande de prendre en compte un troisième terme : l’objet-drogue, celui-là même venu barrer, couper, éviter, modifier, transformer, adoucir, supporter la relation.
Qu’est-ce qui se tient entre ? Qu’est-ce que cette relation actualise du côté soignant, du côté soigné ? Comment s’expriment les difficultés que nous rencontrons dans ce lien ? À quoi devons-nous être particulièrement attentifs ? À quelle place sommes-nous mis ? Quels effets notre engagement produit-il ? Trouvons-nous une distance adéquate, le bon tempo ? Un ni trop loin ni trop près, un ni trop tôt ni trop tard ?

Un constat, une ligne de départ...

J’observe et j’entends s’exprimer différents mouvements affectifs à l’égard des patients que nous accueillons, mais aussi en direction et de la part des services qui les accueillent ponctuellement, à l’occasion de sevrages ou d’hospitalisations pour des décompensations psychiques.

D’où viennent les difficultés que rencontrent certains acteurs de soin dits « non spécialistes » des addictions ? Faut-il nécessairement être « spécialiste » pour accueillir les patients addictés ? Et puis, que signifie être « spécialiste » des addictions : avoir une connaissance, tenir une posture, engager une réflexion particulière ?

Nous sommes parfois, professionnels en addictologie, en position de « défenseurs » lorsqu’il s’agit de rencontrer d’autres acteurs de soin « non spécialistes » : défenseurs de quoi, de qui, pourquoi ? Défenseurs face au juge, à celui qui juge, incriminant l’expérience toxicomaniaque du côté du TROP de plaisir, de la délinquance, de la marge, de la dérive.

Nous sentons la nécessité d’expliquer, de préciser, de soutenir et de parler à la place parfois. Mais lorsque nous le faisons, que se passe-t-il et comment l’autre du soin rencontre-t-il ce patient dont il a reçu « notre tableau » teinté de la relation transférentielle ? Quelles attentes a-t-il et quelles déceptions suscitons-nous ? En nous introduisant comme tiers, facilitons-nous la rencontre ou désarticulons-nous quelque chose ?

Entre professionnels des tensions s’expriment, des mouvements affectifs récurrents, parfois très bruyants et des attaques émanent de part et d’autre lors de communications téléphoniques, de réunions. Diverses plaintes et mécontentements sont formulés lors de la prise en charge conjointe. D’un côté, nous sommes « trop permissifs, trop souples, manipulés » et assimilés à des « dealers » délivrant un traitement de substitution. De l’autre, les patients ne sont « pas compris, rejetés, catalogués toxico » et ils ne s’occupent pas bien d’eux.

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